Philippe Tamizey de Larroque,
"Un épisode de la guerre des Albigeois"
Revue des questions historiques,
t. 1, 1866, p. 168-191
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I
De toutes les guerres intestines qui ont désolé
la France, la plus cruelle a été sans contredit
cette guerre des Albigeois qui, pendant près d'un demi-siècle,
promena ses fureurs dans nos provinces méridionales.
L'acharnement et la barbarie des combattants seraient inexplicables
pour celui qui ne réfléchirait pas aux passions
qu'ils apportaient au sein de la mêlée. Ce n'était
point seulement l'idée religieuse qui planait au-dessus
des champs de bataille de Muret et de Castelnaudary, c'était
aussi l'idée politique; et si, pour la Papauté
personnifiée dans Innocent III, la guerre contre les
Albigeois était une croisade contre des hérétiques,
c'était, pour la royauté représentée
par Philippe-Auguste, une expédition contre des provinces
indépendantes qui allaient, sous son petit-fils, devenir
les plus magnifiques fleurons de la couronne de France. Mais
dans ce drame affreux, l'antagonisme des races auxquelles
appartenaient l'une et l'autre armée jouait un rôle
plus considérable encore que les intérêts
politiques, que les croyances religieuses. Le Languedoc, au
commencement du treizième siècle, était
l'arène où se vidait la vieille querelle du
Nord et du Midi. Les descendants des Francs et les descendants
des Gallo-Romains et des Visigoths, fidèles à
des ressentiments héréditaires, se jetaient
dans la lutte avec une sorte de frénésie, et,
comme s'ils prévoyaient qu'ils ne se retrouveraient
jamais plus en présence, ils semblaient
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vouloir mutuellement assouvir, en une dernière rencontre,
une haine plusieurs fois séculaire. C'est dans l'implacable
animosité qui enflammait les peuples d'origine différente
séparés par la Loire, qu'il faut donc chercher
la principale cause de toutes les horreurs de la guerre des
Albigeois. Oui, si le beau ciel du Midi fut rougi du reflet
de tant d'incendies, si la limpidité de ses rivières
fut troublée par le sang de tant de victimes, on doit
surtout en accuser l'antagonisme persistant de ces races rivales
que la Providence destinait à former, par leur fusion
merveilleuse, la nation du monde entier qui peut à
meilleur droit se glorifier aujourd'hui de son unité!
Que l'on songe encore à tout ce que devaient exciter
d'ardentes convoitises dans les âmes grossières
des soldats de Simon de Montfort les richesses du Midi ! La
prodigieuse fertilité des plaines qu'arrose la Garonne,
le commerce si étendu de Béziers, de Toulouse,
de Carcassonne, le luxe déployé dans les demeures
seigneuriales ', promettaient un abondant butin à leur
avidité. Enfin ne se joignait-il pas à la cupidité
des hommes du Nord cette âpre jalousie dont on a constaté
les effets dans toutes les invasions de Barbares? Et plus
encore peut-être qu'à l'ignoble attrait du pillage
faut-il attribuer à l'orgueilleux désir de venger
de longues humiliations les cruautés sans nombre commises
contre ces populations fortunées, qui possédaient
un soleil plus brillant, un langage plus harmonieux, des murs
plus élégantes, des institutions plus libérales
2, et au milieu des quelles enfin s'épanouissait, comme
une fleur précoce, une civilisation plus avancée!
Ces rapides considérations laissent assez comprendre,
ce me semble, le caractère de férocité
que conserva, pendant toute sa durée, la guerre des
Albigeois, et il a fallu que certains historiens fussent étrangement
aveuglés par leurs préjugés pour rendre
unique ment responsable des excès qui la déshonorèrent
un zèle religieux qui, hélas! s'égara
trop souvent jusqu'au fanatisme, mais qui, je le répète
parce qu'on n'a pas assez insisté sur ce point, n'exerça
qu'une influence secondaire sur les scènes odieuses
dont le comté de Toulouse fut alors le théâtre.
Non-seulement on n'a pas suffisamment tenu compte des causes
si diverses de la guerre des Albigeois, et on n'a pas réduit
par conséquent
1 Les poètes de l'époque
fournissent d'amples cl de curieux renseignements à
ce sujet. Voir Raynouard, Choix des poésies originales
des troubadours, t. IV.
2 M. Raynouard, M. Guizot, M. Fauriel
ont signalé le haut degré de liberté
et de prospérité auquel les villes du Midi s'était
élevées déjà à celle époque.
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à sa juste mesure la part qui revient au sentiment
religieux dans les malheurs et dans les crimes qui marquèrent
cet abominable épisode de notre histoire, ainsi que
l'appelle Chateaubriand; mais, quand des hauteurs des appréciations
générales on est descendu jusqu'aux détails
du récit, on a falsifié les faits eux-mêmes,
et, comme s'il ne s'était pas commis, en ces temps
néfastes, assez d'atrocités, on en a inventé
de nouvelles. Désireux de montrer combien l'erreur
a réussi, en cette matière, à détrôner
la vérité, je vais examiner, à la clarté
que répandent les témoignages contemporains,
le tableau tel qu'il est habituellement retracé, de
la prise et du sac de Béziers. J'en conviens, du reste,
cet événement, qui ouvre d'une manière
si déplorable la longue série des " gestes
glorieux des Français " dans le Languedoc, a été
plus dénaturé qu'aucun autre, et de toutes les
catastrophes qui se succèdent dans l'histoire de la
croisade contre les Albigeois, c'est à la fois la plus
fameuse et la plus mal connue.
II.
Béziers était la première ville hérétique
que les croisés de l'Ile-de-France, de la Flandre,
de la Normandie, de la Bourgogne, etc., s'avançant
dans l'intérieur du Languedoc, après avoir traversé
le Lyonnais, devaient rencontrer sur leur passage. Aussi avaient-ils
donné rendez-vous devant ses murs aux troupes recrutées
dans le Midi même, à prix d'or, par le vicomte
de Turenne, l'évêque de Limoges, l'évêque
de Bazas, l'archevêque de Bordeaux, les évêques
de Cahors et d'Agde', Bertrand de Cardalhac, Bertrand de Gourdon,
etc. Le nombre total des croisés qui accoururent sur
le territoire de Béziers a été énormément
grossi. S'il fallait en croire du
1 M. Blary Lafon {Histoire du midi
de la France, tome II) substitue à l'évêque
d'Agde l'évêque d'Agen. J'affirme qu'il se trompe,
d'abord parce que c'est bien l'évêque d'Agde
que mentionnent les chroniqueurs, et ensuite parce que Bertrand
de Baccyras qui occupait alors le siège d'Agen {Gallia
Christiana, tome II), ne pouvait guère être devant
Béziers dans les derniers jours de juillet 1209, puisqu'il
mourut, chargé d'années, dans sa ville épiscopal,
le i du mois suivant. M. Mary Lafon pourrait objecter qu'il
a emprunté cette assertion à l'Histoire générale
du Languedoc, par dom Vie et dom Vaissète; mais on
lui répondrait qu'il ne faut jamais se contenter de
consulter les ouvrages de seconde main; même les meilleurs,
et que, puisque les bénédictins eux-mêmes
citent inexacte ment, rien au monde ne peut dispenser un érudit
de remonter aux sources.
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Tillet, suivi par l'abbé Velly, par Anquetil, et par
la Biographie universelle, cinq cent mille croisés
auraient été groupés sous la bannière
du comte de Montfort. Je pense, m'appuyant sur les indications
d'un chroniqueur bien informé, que l'on doit s'en tenir
à la moitié de ce chiffre 1 . Les corps auxiliaires
venus l'un du Velay, l'autre de l'Agenais 2, formaient des
bandes bien plutôt que des armées. Quoi qu'il
en soit, dès le 21 juillet 1209, tous les croisés
étaient réunis autour de Béziers, et,
aussi loin que le regard pouvait s'étendre 3, on voyait
s'agiter leur masse confuse. Devant une
1 " L'host des croisés
fut merveilleusement grand, par ma foi ! Il s'y trouvait 20,000
cavaliers armés de toutes pièces et plus de
200,000 tant vilains que paysans, et je ne compte ni les bourgeois
ni les clercs. " {Histoire de la Croisade contre les
hérétiques albigeois, écrite en vers
provençaux par un poêle contemporain, traduite
et publiée par M. Fauriel, 1837, 1 vol. in-4°,
faisant partie de la Collection des documents inédits
relatifs à l'histoire de France). Ce poème,
dont M. Fauriel, dans son introduction, M. Villeinain, dans
le Journal des savants de 1837, et, plus récemment,
M. Guibal, dans une thèse présentée en
1863 à la Fa culté des lettres de Paris, ont
signalé la haute importance, doit inspirer plus de
confiance que YHistoria de los faicts d'armes et guerras de
Tolosa, qui range au tour de Béziers 300,000 croisés,
et dont le poëme, qui est beaucoup antérieur,
n'est pas " la reproduction presque mot à mot,
" quoi qu'en dise M. Capefiguc {Histoire de Philippe-Auguste,
tome II). M. E. Sabatier {Histoire de la ville et des niques
de Béziers, 1 vol. in-8°, 1851) pense que "
le nombre des envahisseurs était de 50,000, selon la
version plus vraisemblable de Pierre de Vaux-Cernay. "
Je ferai remarquer que Pierre de Vaux-Cernay ne parle point
dans l'endroit cité du nombre des croisés qui
assiégeaient Béziers, mais bien de ceux qui
assié geaient Carcassonne, lesquels, pour diverses
causes, pouvaient être moins nombreux qu'au début
de la campagne. D'ailleurs Pierre de Vaux-Cernay n'affirme
pas; son témoignage est vague. Le voici: " dicebatur
quod in exercitu crant ho mmes usque ad quinquaginta millia.
" {llistoria Albigensium, c. xvn, dans Pair, lai., t.
CCXIII, p. 568.)
2 - Les croisés venus de l'Agenais
y avaient déjà détruit Gontaud et ravagé
Tonucins et Casseneuil [Histoire de la Croisade en vers provençaux).
Ces trois petites villes, ainsi que celle de Penne, qui, prise
en 1212 par Simon de Montfort, fut prise encore en 1562 par
Biaise de Moulue, furent au nombre des villes de l'Age nais
qui eurent le plus à souffrir dans les guerres de religion
du seizième et dix- septième siècle.
L'hérésie albigeoise, qu'on avait cru étouffer
dans le sang, avait laissé là, comme partout
où elle s'était implantée, une semence
qui, pour devenir féconde, n'attendait qu'une occasion
favorable. La ltéforme fut cette occasion. C'est ainsi
que, par-dessus trois siècles, les protestants donnent
la main aux Albigeois, et que Basnage {Histoire de l'Eglise)
a eu raison de proclamer la mystérieuse mais étroite
parenté des deux hérésies.
3 L'Histoire de la Croisade en vers
provençaux dit de l'host des croisés : "
l occupe bien une grande lieue de long. " Un document
qui émane d'un des chef" des croisés atteste
que la foule des envahisseurs était plus considérable,
croyait- on, que jamais armée chrétienne ne
l'avait été. {Lettre sur la victoire remportée
contre les hérétiques, écrite par Arnantil,
abbé de Cîteaux, et Milon, moine du même
ordre, au pape Innocent III, lettre imprimée sous le
nu 108 au tome 11, p. 373, des Ephtolarum Innocenta W, publiées
par Baluze (1. ut, epist. 108, dans Pntr. lai., t. CCXVI,
p. 137.)- Matthieu Paris reproduit cette assertion de l'abbé
de Cîteaux.
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pareille multitude d'assaillants toute longue résistance
était inter dite, et il était évident
qu'aux premiers chocs elle allait être détruite
de fond en comble, cette ville si fière de son antiquité
1 , de son opulence 2, de ses franchises municipales déjà
consacrées par le temps, et surtout de la proverbiale
beauté des plaines que, comme la reine gracieuse de
la contrée, elle dominait du haut de la colline où
elle était assise 3 !
Les chefs de l'armée catholique, l'histoire ne leur
a pas toujours rendu la justice de le remarquer, ne voulurent
pas employer la force avant d'avoir essayé la persuasion
: ils envoyèrent aux habitants de Béziers, pendant
que l'armée catholique était en marche, leur
évêque Réginald de Montpeyroux, espérant
que l'ascendant que lui donnaient sur son ancien troupeau
son âge avancé et ses grandes vertus faciliterait
le succès de sa mission. Le prélat était
chargé d'inviter les habitants de Béziers à
remettre, sous peine d'excommunication 4, les hérétiques
qui se trouvaient parmi eux, ainsi que leurs biens, entre
les mains des croisés, ou, s'ils ne le pouvaient pas,
à sortir du moins de la ville en abandonnant ces méchants
à leur destinée, les avertissant qu'autrement
le sang qui serait versé retomberait sur leurs têtes.
Mais les habitants de Béziers répondirent fièrement
qu'ils se laisseraient noyer dans la mer salée (sic)
avant d'accepter cette proposition 5. La cathédrale
de Saint-Nazaire fut
1 La ville de Béziers paraît
avoir été fondée par les Ibères.
Voir Fauriel, His toire de la Gaule méridionale, tome
I, et P. A. Boudard, Numismatique ibé- rienne.
2 Guillaume le Breton {Philippide)
l'appelle nimium locuplex populosaque valde. - Opulentissimnm
, dit Albéric des Truis-Fontaincs. - Populosam et amplam,
dit Robert Abolant.
3 Urbs liilerrisarnna, dit Guillaume
Catel, cilantdes vers faits à l'occasion du sac de
la ville. On connaît le proverbe languoilocion.
4 M. Sabatier (déjà cité)
dit d'un ton dubitatif: " Quelques historiens prétendent
que le légat les menaça d'excommunication. "
Pourquoi M. Sabatier n'a- l- il pas jugé à propos
de consulter à ce sujet le légat lui-même?
5 C'est le poème de la Croisade
qui leur attribue cette réponse. La Chronique romane
en prose, du quatorzième siècle, qui en est
une version parfois très-modifiée, leur fait
répondre à l'évêque qu'ils mangeraient
leurs enfants plutôt que de se rendre; que d'ailleurs
leur ville est forte et que leur seigneur ne tardera pas à
venir à leur secours.
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témoin d'un spectacle émouvant quand les milliers
d'hommes qui se pressaient dans sa vaste enceinte 1 jurèrent,
en face d'un vieil évêque tendant vainement vers
eux du haut de la chaire sacrée ses mains suppliantes,
de défendre jusqu'à la dernière extrémité,
de concert avec les hérétiques, leur ville contre
les croisés. J'avoue ne pas comprendre les injures
qui ont été prodiguées par un historien
méridional 2 au prélat dont le paternel dévouement
ne put sauver les habitants de sa ville épiscopale.
La démarche de Réginald était, au contraire,
d'autant plus digne d'éloges que, quelques années
auparavant, un de ses prédécesseurs eut, dans
une autre église de Béziers, l'église
de Sainte-Marie-Madeleine, la mâchoire fracassée
pour avoir voulu, par une intervention aussi généreuse
qu'inutile, arracher le vicomte Trencavel des mains de ses
meurtriers 3.
Du reste, l'historien méridional qui a pris si malencontreusement
à partie Réginald de Montpeyroux, est le seul
historien que je connaisse qui n'ait pas rendu hommage aux
nobles inspirations aux quelles avait obéi le vénérable
prélat en cette douloureuse circonstance ; et depuis
l'auteur du Poëme de la Croisade qui dit de lui : "
qui mot prudome fu, " depuis l'auteur de la Chronique
romane qui l'appelle " home sage et volen ben le profict
desdits habitants, " jusqu'à M. Mary Lafon (déjà
cité), lequel M. Mary Lafon ne passe pas pourtant pour
être très-favorable au clergé, tous ont
vu et admiré une magnanime démarche là
où M. d'Aldéguier a cru voir et a maudit une
coupable conduite Mais laissons un moment la parole à
l'auteur du Poëme delà Croisade : " Quand
l'évêque voit que ceux de Béziers ne prisent
pas plus son sermon qu'une pomme pelée, il est remonté
sur la mule qu'il avait amenée, et s'en va à
la rencontre de l'host qui est en marche... L'évêque
rend compte de sa mission à l'abbé de Cîteaux
4, et aux autres barons de l'armée, qui l'écoutent
1 Le poème de la Croisade s'exprime
ainsi : " Aussitôt qu'il fut arrivé à
l'église cathédrale, où sont maintes
reliques, il fait assembler tous les habitants, etc."
2 M. d'Aldéguier, Histoire de
la ville de Toulouse (4 volumes in-8", 1834, tome II.)
3 Voir sur ce fait, qui arriva en 1167,
outre les historiens de la Croisade con tre les Albigeois,
tels que Pierre de Vaux-Cernay, Guillaume de Puy-Laurens,
etc., la Chronique de Geoffroy, prieur du V'igeois, dans le
Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XII,
p. 410. D'après ce chroniqueur, le vicoime Trencavel
fut égorgé sur un des autels de l'église
de Saintc-Maric-Madeleine.
4 Arnauld, surnommé Amatric,
abbé de Citeaux, puis archevêque de Nar- bonne,
alors légat du pape Innocent III. A Lyon, en juin 1209,
les croisés le choisirent pour leur généralissime.
M. Amaury Duval l'Histoire littéraire de la France,
t. XVII), et après lui, M. Ed. Fournicr {L'esprit dans
l'histoire, 1" édi tion, 1857, p. 61, et 2e édition,
1860, p. 91), ont confondu Arnauld avec un autre légat
d'Innocent III, Milon. Or Milon établit lui-même
son alibi dans une lettre à Innocent III {Lettre 108
du Recueil de Baluze, p. 365 du t. II), lettre dans la quelle
il annonce au Souverain-Pontife qu'après avoir suivi
l'armée des croisés de Lyon jusqu'à Montpellier,
il s'en est séparé pour se rendre à Arles,
à Marseille, etc. Une méprise beaucoup plus
plaisante encore que celle que je viens de rele ver a été
commise dans l'Encyclopédie moderne, publiée
par MM. Firmin Didol, article France, colonne 764 (t. XV,
1818), où on iil sous la date de 1216 : " Més
intelligence entre le légat Arnauld de Villeneuve et
Simon de Montfoi t. " Arnauld île Villeneuve, chacun
le sait, est un médecin, un alchimiste du treizième
siècle. 1 semble que Arnauld, abbé de Cîteaux,
a porté malheur à tous ceux qui ont farlô
de lui, même aux plus doctes. J'aurai l'occasion tout
à l'heure de signaler a son endroit une erreur de dom
Vaissclc, répétée par Daunou.
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attentivement. Ils tiennent ceux de Béziers pour gent
folle et forcenée et voient bien que pour eux s'apprêtent
les douleurs, les tourments et la mort. " A ce récit,
l'auteur de la Chronique romane, laquelle, on le voit de plus
en plus clairement, diffère beaucoup çà
et là du Poème de la Croisade, substitue un
récit qui tendrait à donner au carnage qui eut
lieu dans Béziers un odieux caractère de préméditation.
D'après cet auteur qui, écrivant au quatorzième
siècle, ne cite comme garant de ce qu'il raconte que
le poëme même de la croisade et qui, par conséquent,
lorsqu'il se sépare de son guide, perd toute autorité,
le légat, après avoir appris par Réginald
de Montpeyroux la hautaine réponse des habitants de
Béziers, aurait juré que dans ledit Béziers
il ne laisserait pas pierre sur pierre, qu'il ferait mettre
à feu et à sang tant les hommes que les femmes
et les petits enfants. Il est permis de penser que le rédacteur
de la Chronique où cet épouvantable serment
est reproduit a voulu, sous l'influence d'irritants souvenirs,
donner à sa copie des couleurs plus vigoureuses que
celles du tableau, et de même qu'il a exagéré
tout à l'heure l'énergie du serment des habitants
de Béziers en les présentant comme décidés
à dévorer leurs enfants plutôt qu'à
se rendre, de même ici il a exagéré les
menaçantes paroles avec lesquelles les chefs de l'armée
durent accueillir l'insultant défi de ceux qu'ils voulaient
sauver. Autant je trouve de vrai semblance dans le Poëme
qui fait dire à ces chefs au sujet des rebelles : "
Ce sont des insensés! Leur opiniâtreté
les perdra. Tant pis pour eux ! " autant je trouve peu
de vraisemblance dans la Chronique qui fait proférer
par un de ces chefs un serment qui aurait été,
parmi tous les scandales prodigieux de cette guerre, comme
parle M. Fauriel, un scandale tout particulier.
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III.
Mais ce ne sont pas là les seules paroles indignes
de lui que l'on attribue au légat du pape Innocent
III : il en aurait, quelques heures après (22 juillet)
', prononcé d'autres qui ont valu à son nom
une fatale célébrité. 11 aurait répondu
aux croisés qui, après avoir livré l'assaut
à la ville de Béziers, lui auraient demandé
comment ils distingueraient les fidèles des hérétiques
: Tuez-les, car Dieu con naît les siens 2 !
Ces paroles figurent non-seulement dans tous les livres dont
Béziers a été le sujet, dans l'Histoire
de Béziers, par M. Henri Julia (1845), comme dans Y
Histoire de la ville et des évêques de Béziers,
par M. E. Sabatier (1854), pour ne désigner ici que
les livres les plus récents5; non-seulement dans tous
les ouvrages qui concernent le Languedoc4, depuis l'Histoire
générale de cette province par dom Vie et dom
Vaissètc 3, jusqu'à l'Histoire du Midi de la
France, par M. Mary Lafon ; mais encore dans nos
1 C'est bien le 22 juillet, et non
le 23, comme le dit M. d'Aldéguier {Histoire dela ville
de Toulouse, t. II). Pierre de Vaux-Cernay a soin de noter
que c'était le jour de la fête de sainte Marie-Madeleine;
ei, comme les hérétiques avaient tenu à
l'égard de cette sainte, de sacrilèges propos,
il voit et il salue dans cette coïncidence quelque chose
de merveilleux. Les Gestes glorieux des Francs in diquent
aussi le jour de la fête de sainte Madeleine, mais avec
l'année 1208. Guillaume le Breton {Vie de Philippe-Auguste)
met cet événement en 1213.
2 Coedite eos, novil enim Dominus qui
sunt ejus. ( Voir ci-après le texte entier.)
3 Il faut excepter M. l'archiprétre
Durand, dans ses Annales de Béziers et de tes environs
{ 1863).
4 Je ne les trouve pas cependant dans
l'Histoire des comtes de Tolose, par Guillaume Catel, 1623.
5 Je suis très-surpris de voir
des auteurs aussi judicieux que dom Vie et dom Vaissète
se contenter d'apprendre à leurs lecteurs que quelques
auteurs récents révoquent en doute cette circonstance.
La chose valait la peine d'être examinée de plus
près. De même, un grand historien, Frédéric
Hurter {Histoire du pape Innocentai), garde une réserve
beaucoup trop grande quand il dit, (littéralement copié
en ce passage par M. E. Sabatier dans son Histoire de Béliers)
: " Pour l'honneur de l'humanité, on aimerait
mieux ajouter foi au témoignage qui nie qu'à
celui qui affirme cette réponse. " Autrefois,
c'était bien différent ! Nos vieux historiens
n'ont jamais cité ces paroles, ni Scipion Duplcix,
ni Mézeray, ni le P. Daniel. Je ne les vois pas dans
l'Abrégé chronologique du président Hénault.
Mais ce qui est plus surprenant, c'est que je les ai vainement
cherchées dans les soixante-dix volumes des OEuvres
complètes de Voltaire.
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cinq grandes dernières Histoires de France, celles
de l'abbé Velly, d'Anquetil, de Sismondi, de M. Michelet
et de M. Henri Martin, sans compter toutes nos moins considérables
histoires de France, telles que celles de MM. Cayx et Poirson,
de M. Th. Lavallée, de M. Th. Burette, de MM. Bordier
et Ed Charton, de M. Auguste Trognon '. On les retrouve dans
presque toutes nos encyclopédies à l'article
Béziers, quand ce n'est pas à l'article Albigeois,
et souvent à l'un et à l'autre endroit ; dans
la Biographie universelle des frères Michaud, comme
dans la Nouvelle biographie générale des frères
Didot ; dans tous nos Dictionnaires d'histoire et de géographie,
notamment dans celui qui a été récemment
publié par MM. Ch. Dézobry et Bachelet. L'Histoire
universelle de César Cantu 2, et voire même les
Annales ecclesiastici du cardinal Baronius, continuées
par l'oratorieu Raynaldi, et les Annales Cistercienses d'Ange
Manriquez, moine de l'ordre des Cîteaux, plus tard évêque
de Badajoz, reproduisent ces mêmes paroles. Enfin, elles
se glissent jusque dans les livres élémentaires
destinés aux maisons d'éducation. D'un autre
côté, certains journaux ne font guère
paraître d'articles sur l'intolérance où
l'inévitable " tuez-les tous " ne vienne
couronner quelque fougueuse tirade. Enfants, nous entendons
à tout moment ce lugubre refrain ; hommes faits, nous
le retrouvons dans les ouvrages les plus usuels et souvent
les plus recommandables, et en même temps il est apporté
sans cesse à notre oreille par
1 II faut ranger parmi les exceptions
les histoires de France, bien abrégées il est
vrai, de M. Mennechet, de M. Ozaneaux et de M. Duruy. M. C.
Dareste, dont l'Histoire de France est en cours de publication,
reconnaît que " l'authenticité de ce mot
est douteuse. " En revanche, M. Jules Bastide a donné
place à cette citation dans le premier des deux petits
volumes sur les Guerres de religion en France, publiés
par lui dans la Bibliothèque utile, en 1860. Je ne
dois pas oublier de dire que la même citation s'étale
à plusieurs reprises dans le Dictionnaire encyclopédique
de l'histoire de France, publié par M. Ph. Le Bas,
de l'Institut; qu'elle s'épanouit aussi dans l'Histoire
des villes de France, par M. AristideGuil- bert. L'article
sur Béziers, dans ce dernier ouvrage (t. VI) est de
M. Viennet, de l'Académie Française, lequel
est un enfant de Béziers. M. Viennet ne se contente
point d'attribuer au "farouche Arnaud " (sic) la
parole infâme; il ajoute que cette journée est
une honte éternelle pour la mémoire du légat,
de S. Dominique !!! et de tous les illustres assassins qui
y prirent part. Il ajoute encore que, pour juger Trencavel,
S. Dominique inventa le tribunal de l'inquisition. Et M. Guilbert
de dire (note de la p. 4M7) : " Nous devons cette excellente
esquisse historique à la plume de M. Viennet ! "
2 César Cantu met le : "
Tuez-les tous, " compliqué d'un "Tuez toujours!
"dans la bouche des capitaines de l'armée pris
collectivement.
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la retentissante voix de la presse et par les mille échos
de la conversation. Comment ne serait-il pas redit par tout
le monde? Certes, s'il est de nos jours un homme qui, soit
par son mémorable professorat, soit par ses traductions
de nos anciens chroniqueurs, soit par la plupart de ses autres
publications, ait acquis le droit d'être regardé
comme une imposante autorité en tout ce qui concerne
l'histoire de France, c'est M. Guizot. Or, M. Guizot, dans
une des occasions les plus solennelles où la parole
humaine puisse se faire entendre, dans une de ces séances
de l'Académie française qui sont pour toutes
les intelligences une fête incomparable, M. Guizot,
dans sa Réponse au discours de réception du
R. P. Lacordaire (24 janvier 1861), a dit éloquemment
. " Il y a sïx cents ans, Monsieur, si mes pareils
de ce temps vous avaient rencontré, ils vous auraient
assailli avec colère comme un odieux persécuteur;
et les vôtres, ardents à enflammer les vainqueurs
contre les hérétiques, se seraient écriés
: Frappez, frappez toujours, Dieu saura bien reconnaître
les siens! " Pourtant l'abbé de Cîteaux
n'a jamais tenu le barbare langage qu'on lui prête,
et sur ce point, comme sur tant d'autres, les meilleurs historiens
ont eu le tort de suivre le courant des idées reçues.
Désireux de faire complète justice d'un mensonge
qui déshonore depuis trop longtemps nos livres les
plus estimés, je réclame la faveur de le combattre
à mon aise et avec toutes mes armes. La discussion
sera un peu longue, un peu minutieuse, mais j'espère
qu'elle ne laissera subsister aucun doute sur la nécessité
de retirer désormais de la circulation une fausse citation
qui constitue une belle et bonne calomnie.
Si nous interrogeons d'abord les chroniques relatives à
l'histoire de France, nous n'y apercevons pas la moindre trace
de la barbare réponse partout et toujours attribuée
au légat du pape Innocent III ' . La Collection de
M. Guizot contient six ouvrages où la prise de Béziers
est racontée avec plus ou moins de détails,
sans qu'il y soit fait la plus petite mention d'une circonstance
qui est trop frappante, ce me semble, pour n'être pas
ainsi passée sous silence. Il serait possible, à
la rigueur, que Guillaume Breton et Guillaume de Nangis eussent
omis cette particularité plus intéressante pourtant
qu'un grand nombre de celles qu'ils n'ont pas dédaigné
de nous faire connaitre, mais comment aurait-elle été
laissée dans l'oubli par les
1 Pas plus du reste que du serment
dont j'ai nié 1 lus hau' l'authenticité.
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historiens particuliers de la croisade? Comment, par exemple,
Pierre de Vaulx-Cernay ne rapporte-t-il pas le " tuez-les
tous, " lui qui enregistre avec une scrupuleuse exactitude
les actions et les paroles de l'abbé Arnauld, lui qui
suivit pas à pas ce prélat belliqueux dans toutes
ses expéditions et qui était près de
lui le jour du sac de Béziers? Comment l'auteur anonyme
de l'Histoire de la guerre des Albigeois, écrite en
langue romane, est-il tout aussi discret à ce sujet
que Guillaume de Puylaurens et que la Chronique de Simon de
Montfort? S'il n'y a absolument rien de ce que nous cherchons
dans les diverses chroniques traduites par M. Guizot, il n'y
a rien non plus dans les autres chroniques admises dans le
grand Recueil des historiens des Gaules et de la France, telles
que la Chronique de Saint-Denis, celles de Mathieu Paris (tome
XVII), celles de Bernard Itier, de Robert Abolant et d'Albéric
des Trois-Fontaines (tome XV1I1), ni dans l'Histoire de la
Croisade écrite en vers provençaux par un poète
contemporain '. Et pourtant ce poëme énumère
avec une impitoyable fidélité les cruautés
commises de chaque côté et stigmatise dans des
vers étincelants d'indignation la conduite de certains
prélats (de Foulques, évêque de Toulouse,
par exemple). Voilà bien, en somme, douze démentis
réels, quoique indirects, donnés par le silence
de douze chroniqueurs à l'accusation intentée
au légat d'Innocent III.
1 Raynouard avait cru que le poème
tout entier avait été composé par Guillaume
de Tudola, et son opinion a été partagée
par M. du Mègc, par M. Mary Lafon, par M. C. Schmidl
{Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois,
etc. Fauricl, repoussant Guillaume de Tudela, pensait que
l'auteur du poème était un troubadour au nom
inconnu, d'abord partisan de la croisade, et qui, plus tard,
révolté des excès commis par Simon de
Montfort, serait devenu partisan des Albigeois. M. Guibal,
dans un volume de plus de 000 pages, intitulé : Le
poème de la croisade contre les Albigeois, ou l'Epopée
nationale de la France du sud au xiu" siècle (Toulouse,
1863), a combattu le système de Fauriel, et soutenu
qu'il fallait attribuer les deux parties contradictoires du
poème à deux auteurs différents. Mais
il était réservé à M. Paul Mcycr
de mettre ce point en pleine lumière. C'est ce qu'il
a fait avec une sagacité intlnic dans ses Recherches
sur les auteurs de la chanson de la croisade albigeoise, 1.
1, 0= série, de la Bibliothèque de l'Ecole des
Chartes. Désormais, il est impossible de ne pas répéter,
avec le jeune et savant critique, que Guillaume de Tudela
a composé la première moitié du poème,
cl que i 'antre moitié (à partir de 1213) est
l'uvre d'un anonyme appartenant à un camp opposé.
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IV.
Où donc a été consignée pour
la première fois l'anecdote dont nous avons vainement
cherché jusqu'ici l'origine? - Dans un livre d'un moine
allemand. - C'est un étranger, séparé
du théâtre des événements de la
croisade par plus de deux cents lieues, qui nous apprend ce
qu'ont ignoré les hommes placés dans les rangs
mêmes des deux armées : c'est Pierre Césaire,
religieux de l'ordre de Cîteaux dans le monastère
d'Heisterbach (près de Bonn, diocèse de Cologne),
Césaire qui, mort vers 1240, composa, de 1221 à
1223, un Livre sur les miracles '. Tous ceux qui ont eu à
s'occuper de ce livre,
1 Voici le récit entier de ce
moine : " Venientes ad urbem magnam, quae Biders vocatur,
in qua plusquam cen- tum millia homiuum esse (fuisse) dicebantur,
obsederunt illam. In quorum conspectu (aspectu) hnerctici
super volumen sancti (sacri) Evangelii mingentes de (illo)
muro illud contra Christianos injcceruntet sagittis post illud
missis cla- mavcrunt : Ecce lex vestra, miseri. Christus vero
Evangelii sator, injuriam sibi illatam non rcliquit inullam.
Nain quidam satellites zelo fidei accensi, leonibus similcs,
cxemplo illonim de quibus legilur in libro Machabaeorum (II,
xi, 11) scalis apposais, miiros (intrepide) ascenderunt, haereticisque
divinitus lerritis et dcclinniiilbiis scquemiliiis portas
aperientes, civitatem obtinucrunt. Cognoscen- tes ex confess'oiiiuus
îllorum catliolicos cum haereticis esse permixtos, dixerunt
Abbati : Quid fucumus. Domine? Non possumus discernera inter
bonos et malos. Timens tam Ahb.is, quam rcliqui, ne tantum
timore morlis catholicos se simula- rent, et post corum (ipsorum)
abscessum iterum ad perlidiam redirent, ferlur dixissc : Qvdite
eos, novil enim Dominus qui sunt ejus. Sicque innumcrabiles
occisi sunt in civilatc illa. {l)ialoni miraculorum Caesarii,
distinclio V, caput xxi, p. 139 de l'édition donnée
par Bertrand Tissicr : Bibliothcca Patrum Cistercicn- sium,
1. 11 ; et ibid., 1. 1, p. 302 de l'édition en 2 vol.
in-12 donnée par J. Strange. Coloniae, 1831.) La première
édition parut en 1481, in-fol., sous le litre : Dialogi
de miraculis. Les bibliographes ne sont pas d'accord sur le
lieu où le livre fut imprimé : Villenavc cl
Barbier tiennent pour Nuremberg; d'autres et avec raison tiennent
pour Cologne, B.iiiiiou notamment, qui s'appuie sur les Annales
typographiques de Fauzcr. L'ouvrage reparut in-8° en 1591
et en 1599 sous re nouveau tiire: II- Ivstrium miraculorum
et historiorum meniorabilium libri xm, Cologne. Ou cite encore
deux autres éditions, l'une de Douai, 1604, l'autre
à'Ânveis, 1605. Enfin le P. Bertrand Tassier,
de la congrégation de Citeaux, le réimprima
dans le t. II de sa Bibliotheca Patrum Cisterciemum (Bonnefontainc,
diocèse de Reims, 1660-69, 1 vol. in-fol.). Mais ce
dernier éditeur, choqué des ridicules fables
de son confrère, corrigea les passages les plus étranges
de cette compila tion, ce qui a fait dire à Lenglet
Dufresnoy qu'il en avait été tout le sel. Le
Manuel du Libraire ne mentionne point le livre de Césaire
d'Heisterbach. Une édition très-soignée
en 2 vol. in-12 a paru en 1851 sous ce titre : Cassarii Hcistcrbacensis
monachi ordinis Cistcrciensis Dialogus miracutorum, textum
ad quatuor codicum manuscriplorum edilionisquc principis lidcm
accurale recognovit Joseph us Strange; accedunt specimina
Codicum in tabula lithograpbica. " - L'éditeur
cite une édition en caractères gothiques sans
nom de lieu et sans date, et qu'il croit de 1475, à
Cologne, chez Udatr-Zell. Celle de 1481 est la 2e.
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Possevin , Vossius , Oudin , Dupin , Lenglet-Dufresnoy ,
l'abbé Fleury, etc., conviennent que, dans les récits
de Césaire, l'invraisemblance atteint les dernières
limites du grotesque, et un des plus illustres critiques dont
la France puisse s'enorgueillir, Daunou, exprime sur cet ouvrage,
dans le tome XVIIIe de l'Histoire littéraire de la
France, une opinion qui s'accorde avec celle d'un des plus
savants historiens ecclésiastiques de l'Allemagne contemporaine,
Jean Alzog, et avec celle de Frédéric Hurter
dans sa belle Histoire du Pape Innocent III, comme avec celle
de tous les auteurs nommés plus haut '. Notre vieux
Moréri avait donc bien jugé Césaire quand
il avait dit : " Il n'est pas excusable d'avoir cru trop
légèrement des gens peu dignes de foi, et d'avoir
sur leur rapport recueilli quantité de fables et d'histoires
supposées. " Afin de mettre mes lecteurs en état
de savoir par eux-mêmes à quoi s'en tenir sur
la véracité du moine d'Heisterbach, je leur
apprendrai que tantôt on lit dans son recueil que le
soleil se partagea, un jour, en trois morceaux, et tantôt
que les diables, une nuit, en levèrent l'âme
d'un écolier de l'Université de Paris, et la
firent sauter en l'air comme une balle, la recevant sur leurs
griffes acérées, quo rum ungues ita erant acutissimi
ut omne acumen ferri incomparabiliter superarent. Dans le
chapitre xi de la distinction deuxième (distinctio
secundo), on voit une femme qui, pour un crime que je n'ose
même indiquer, reçoit du pape Innocent l'ordre
de se présenter devant lui avec le même vêtement
qu'elle portait le jour du crime, et qui vint par conséquent
in camisia devant le Souverain Pontife.
Le chapitre cvi de la même distinction nous montre
un usurier dont les tardives aumônes se métamorphosent
en crapauds qui le dévorent complétement. Dans
la distinction suivante, il y a un grand nombre d'histoires
de démons incubes qu'il m'est impossible d'analyser,
et parmi lesquelles je signale vite, et comme si je marchais
sur des charbons ardents, l'histoire de la femme de Nantes
qu'un démon obséda pendant six ans, à
la barbe de son mari (marito ejus
1 Daunou, qui a retracé dans
le t. XVII du même ouvrage la biographie d'Arnauld,
abbé de CUeaux, déclare (p. 313), au sujet du
rôle que lui fait jouer à Béliers Césaire
d'Heisterbach, qu'il ne saurait ajouter foi à un tel
récit-
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in eodem lecto cubante), et l'histoire de la fille du prêtre
Arnold, que ledit prêtre, redoutant les jeunes gens
et surtout les chanoines de Bonn, enfermait dans un grenier
toutes les fois qu'il sortait de sa maison, ce qui n'empêcha
pas un incube de la séduire, lequel ensuite lui donna
de si grands coups dans la poitrine, que la mal heureuse vomit
le sang et mourut trois jours après. Ici, un soldat
à califourchon sur un démon parvient jusqu'à
la porte de l'enfer et voit par le trou de la serrure des
puits pleins de soufre enflammé; là, un homme
irrité contre sa fille qui buvait avec sensualité
une écuelle de lait, s'écrie : " Puisses-tu
avaler le diable! " et la jeune fille sent aussitôt
en elle la présence de l'esprit malin. Plus loin, un
mari de mauvaise humeur, comme il y en a tant, donne sa femme
au diable ; et le diable d'entrer soudain par l'oreille dans
le corps de cette infortunée. Je pourrais citer encore
le sac dans lequel le diable met les chants de quelques clercs
qui tiraient vanité de leurs belles voix ; les porcs
qui paraissaient entourer un moine dormant dans le chur
; la poularde qui, un jour d'abstinence, se change en un crapaud
; les poissons offerts par le diable à un certain Hermann,
lesquels deviennent stercora equina; les petits démons
qui pullulaient à Mayence dans les plis de la queue
de la robe d'une femme trop élé gante, in cujus
cauda vestimentorum, quam Irahebat post se largissimam, mullitudinem
dmonum residere conspexit ; la religieuse embrasée
d'un amour sacrilége, que la Sainte Vierge guérit
en lui appliquant un soufflet qui la renversa inanimée
{tam fortis erat alapha, ut in terram mens siejaceret usque
ad tempus matitunale) ; la mouche qui, volant au-dessus de
l'hostie consacrée, au moment de l'élévation,
fut punie par une mort subite (mortis pnam solvit) ;
le chien qui, ayant été baptisé par des
écoliers, devint aussitôt enragé, etc.
Ailleurs le diable, qui est le héros du livre de Césaire,
anparait sous la forme d'un gros vilain dogue. Çà
et là abondent les histoires de revenants, parmi lesquelles
je signale celle-ci : (ch. xviii, dist. 12) : De milite mortuo
qui nocte serpentes et busones loco piscienses ante portam
filii suspendit. En un certain chapitre qui n'est pas le moins
curieux des sept cent trente-cinq dont l'ouvrage se compose,
les moines de Cîteaux empêchent, tant ils sont
agréables au Seigneur, la fin du monde d'arriver '.
On
1 Voir le chapitre lviii de la distinction
xu, chapitre intitulé : De sanctâ Maria qu
obtinuit ne angélus secundo buccinaret. Il s'agit là
d'un moine de Clairvaux, du nom de Guillaume, qui, étant
en prière, est ravi au ciel en esprit, et voit à
la droite de Dieu un ange avec une trompette. Jésus
cria : Buccina. Le son de celte trompette était si
éclatant, que l'univers entier trembla, comme la feuille
d'un arbre. La sainte Vierge demande que la trompette ne sonne
pas une seconde fois, sciens mundum si denuo buccinarel consummari,
et cela pour que les religieux de Cîteaux aient tout
le temps de se préparer à comparaître
devant Celui qui jugera les vivants et les morts.
-------------------------------page 181------------------------------------------
voit par ces exemples que Césaire a bien raison de
s'écrier : " Ces récits vous font rire
'. " Toutes ces absurdités, en effet, ne permettent
pas de prendre un tel écrivain au sérieux. Il
n'y avait au monde que le R. P. d'Outreman qui pût délivrer
à Césaire un certificat de véracité;
ce qu'il a fait dans son Pédagogue chrétien
2, où il l'appelle naïvement " auteur très-digne
de foi. " En résumé s, le De miraculis
atteste chez son auteur une dose de crédulité
tellement extraordinaire, même pour un Allemand du moyen
âge, qu'aucun homme de bon sens ne peut lui accorder
la moindre confiance.
V.
Si jamais il a été permis de se prévaloir
de l'ancien axiome de droit " testis unus, testisnullus,
" c'est surtout dans le cas actuel.
1 Casimir Oudin, lui aussi [fiommentarius
de scriptoribus Ecclesi antiquis. 1722), trouve que
ce fatras de fables n'est fait que pour exciter la risée
: " Quam simplex fucrit Cresarius in credendo, quam facilis
in fabulis scripto consignandis, nullus negabit, qui ejusmodi
monachalcm farragincm legerit; nullus leget qui non impense
ad tantas fabulas riserit. "
2 Il est vrai que le bon P. d'Outreman
devait être indulgent pour les faiseurs de contes, par
la même raison qui fait dire à la Didon de Virgile
: Baud ignara mali, misms succurrere disco. Ne raconte-t-il
pas sérieusement (p. 47 du 1. 1") qu'en 1570 un
bourgeois, qui avait volé des raisins et juré
qu'ils lui appartenaient, fut instantanément changé
en pierre, ainsi que la corbeille pleine de raisins qu'il
portait sur sa léte?
3 On ignore généralement
que l'ouvrage de Césaire renferme l'histoire de Conaxa,
qui fut le sujet d'une comédie en vers, d'un jésuite,
intitulée : C.onaxa ouïes gendres dupés,
à laquelle M. Etienne, quoiqu'il n'aimât pas
les jésuites, emprunta le fond, quelques vers et une
partie du titre de sa comédie des Deux gendres. M.
Sainte-Beuve, dans un de ses plus spirituels articles ( il.
Etienne ou une émeute littéraire sous l'Empire,
Causeries du lundi, t. VI), a dit de la pièce de Conaxa
qu'elle est prise d'un sujet venu du seizième siècle
et même plus ancien peut-être. Il faudrait substituer
un certainement à ce peut-être. Ce n'est pas
d'ailleurs uniquement dans l'ouvrage de Césaire qu'au
treizième siècle on trouve le germe des Deux
gendres, c'est aussi dans un fabliau du trou vère Bernicr.
Voir le t. XXIII de l'Histoire littéraire de la France.
Le chapitre sur les trouvères est du regrettable M.
Jos. Vict. Le Clerc. C'est dire qu'il est fait de main de
maître.
-------------------------------page 183------------------------------------------
L'unique témoin qui dépose en faveur de l'authenticité
des paroles attribuées au légat du Pape, était
d'abord placé à une très-grande distance
des lieux où s'était accompli ce qu'il racontait.
A qui persuadera-t-on qu'un moine allemand, enfermé
dans sa cellule, ait pu être instruit d'une particularité
restée inconnue des chroniqueurs nationaux qui se trouvaient
dans le camp des catholiques et dans celui des Albigeois?
Comment expliquer qu'on ait su aux environs de Cologne, plusieurs
années après le sac de Béziers, ce qu'ont
ignoré, au moment même de l'événement,
ceux qui en écrivaient le récit à la
lueur des flammes qui dévoraient la malheureuse ville?
Si du moins l'écrivain étranger qui contredit
tous nos chroniqueurs nous offrait quelque garantie de véracité!
Nous venons de voir, au contraire, que toutes ses assertions
doivent être frappées de suspicion. Pour tous
ces motifs, j'aurais déjà le droit de proclamer
haument que le légat d'Innocent III n'a jamais proféré
les sanglantes paroles dont son nom éveille le souvenir
; mais je vais essayer de montrer d'une manière plus
péremptoire combien est inadmissible la version propagée
par le trop candide Césaire d'Heisterbach.
VI
Cette version n'est pas, en effet, seulement réfutée
par le silence universel des chroniqueurs, elle est aussi
réfutée par leurs paroles. D'après le
moine allemand, après la prise de la ville, les massacreurs
', éprouvant des scrupules et comme une sorte d'attendrissement,
1 Césaire d'Heisterbach les
désigne ainsi : Quidam satellites, c'est-à-dire
sol dats d'un ordre inférieur. C'étaient, d'après
Pierre de Vaulx-Cernay, les servants de l'armée. Leur
nombre s'élevait à 15,000, suivant le poème
de la Croisade. Dans une note de la traduction de la chronique
du moine de Vaulx- Cernay, M. Guizot, répétant
une assertion du P. Daniel {Histoire de France, t. IV, p.
512), prétend que les ribauds avaient beaucoup de rapport
avec ce qu'on a nommé depuis les Enfants perdus. Avec
toute la déférence due à un historien
aussi éminent que M. Guizot, je dirai que c'est là
une grave erreur. Les ribauds ne peuvent pas même être
assimilés aux goujats des temps modernes, car ces derniers
n'ont jamais commis les brigandages que le moyen âge
tout entier reproche à leurs ignobles prédécesseurs.
Quant aux Enfants perdus, c'étaient de mauvaises têtes
et de nobles curs qui s'exposaient, en se jouant, à
tous les dangers et couraient à la mort avec une chevaleresque
insouciance. Il me serait facile de faire avancer ici un grand
renfort de citations. Je me con tenterai de rappeler que Mathieu
Paris, à l'année 1259, dit expressément,
au sujet des Pastoureaux, que les ribauds sont des vagabonds,
des voleurs, des excommuniés, et que Biaise de Montuc,
racontant avec sa brillante verve gasconne ses batailles en
Italie, nous présente au contraire les Enfants perdus
comme des héros.
-------------------------------page 184------------------------------------------
demandèrent à l'abbé Arnauld, avant
de commencer, ce qu'ils devaient faire pour reconnaître
les catholiques au milieu des mécréants. Or,
suivant tous les historiens de la croisade, les choses n'ont
pu se passer ainsi. Voici quelles furent, si l'on en croit
les plus sûres autorités, les circonstances de
la prise de Béziers. Quelques assiégés
firent une sortie. Un croisé, qui s'était avancé
jusque sur le pont de Béziers, tomba percé de
leurs flèches. A cette attaque inattendue, à
la vue de cette victime, les ribauds, frémissant de
rage, s'élancent comme un seul homme contre les imprudents
agresseurs, sans même prendre le temps de revêtir
leur armure ; ils les refoulent dans la place, escaladent
les murs, enfoncent les portes, et entrent impétueusement
dans Béziers à la suite, pour ainsi dire, des
insensés qui sont venus les braver. " Ils donnent
l'assaut, dit Pierre de Vaulx-Cernay, à l'insu des
gentilshommes de l'armée, et à l'heure même
s'emparent de la ville. " - " Les habitants de Béziers,
dit à son tour Guillaume de Puylaurens, ne purent repousser
la première attaque du vulgaire de l'armée.
" L'abbé Arnauld, lui aussi, dans la relation
déjà citée qu'il adresse au Pape, raconte
que lorsque " l'on délibérait avec les
principaux chefs de l'armée sur les moyens de sauver
ceux qui dans la ville passaient pour catholiques, les ribauds
et autres viles personnes (ribaldi et alii viles et inermes
person), sans attendre l'ordre des chefs, firent invasion
dans la cité. " Mathieu Paris dit la même
chose 1. Enfin, Guillaume le Breton et surtout l'auteur du
Poëme de la croisade, qui, lui, entre dans les plus minutieux
et les plus pittoresques détails, attribuent aux truands
l'initiative du carnage, et écartent loin des chefs
toute complicité. On voit combien il est impossible
qu'aucun dialogue ait eu lieu immédiatement après
l'assaut 2, entre l'abbé de Cîteaux et les ribauds.
1 Seulement il ajoute que les ribauds
s'élancèrent dans la ville, duee domino.
2 Quelques-uns mettent le colloque
entre l'abbé de Cîteaux et quelques personnages
importants de l'armée. M. Henri Julia, par exemple,
dit : " Quand l'évêque de Béziers
rapporta cette courageuse réponse au camp des croisés,
quelques chevaliers généreux persistèrent
a vouloir sauver les catholiques; ils allèrent consulter
le légat. Celui-ci leur répondit : Tuez-les
tous, etc. " On voit par là que M. Julia n'a pas
daigné prendre connaissance du récit de Césaire
d'Heistcrbach ; et pourtant son Histoire de Béziers
a été couronnée par la Société
archéologique de Béziers, le 16 mai 1844. Habent
sua fala libellIi'
-------------------------------page 185------------------------------------------
Les ribauds De prirent ni le temps ni la peine de consulter
leur généralissime ; il leur tardait trop d'en
venir aux mains pour songer à soumettre en ce moment
au légat d'Innocent III une espèce, de cas de
conscience. Loin d'avoir donné, par les sauvages paroles
qu'on lui prête, le signal du massacre de Béziers,
l'abbé Arnauld apprit sans doute la nouvelle de l'entrée
des terribles bandes de truands dans la ville, quand déjà
on avait commencé la boucherie et qu'il n'y avait plus
moyen d'arrêter l'irrésistible élan de
ces hommes altérés de sang et de butin, de ces
hommes, écume de la société, qui étaient
attirés sur les champs de bataille par les mêmes
motifs qui, de tous les points de l'horizon, y amenaient les
plus vils oiseaux de proie.
La justification du légat, sur ce point, ressort si
clairement de tous les textes que je viens d'invoquer, que
je ne comprends pas comment ceux qui en ont eu connaissance
ont continué à dénoncer à l'indignation
de la postérité la prétendue réponse
qui aurait coûté la vie à tous les habitants
de Béziers. Notons encore qu'un autre formel démenti
est infligé par les chroniqueurs au religieux d'Heisterbach.
Dans l'année qui suivit le sac de Béziers, en
1210, Simon de Moutfort s'empara de Minerve (aujourd'hui village
du département de l'Hérault), et il déclara
" qu'il ne déciderait rien sur le sort des habitants,
sinon ce qu'ordonnerait l'abbé de Cîteaux, maître
de toutes les affaires du Christ. A ces paroles l'abbé
fut grandement marri, n'osant les condamner, vu qu'il était
moine et prêtre. Ou pardonna, suivant son conseil, à
ceux qui voudraient se convertir. Mais ils refusèrent,
et on les brûla. " Pierre de Vaulx-Cernay, auquel
nous devons ces précieux renseignements, ajoute qu'il
essaya lui-même de ramener ces malheureux dans la bonne
voie et qu'il ne fut pas écouté. Ce récit,
dont d'autres chroniqueurs certifient l'exactitude, et principalement
Guillaume de Nangis ', me fournit un argument décisif.
Est-ce que les motifs sacrés qui défendaient
au chef ecclésiastique de la croisade d'opiner pour
la mort des hérétiques de Minerve, ne lui défendaient
pas tout aussi impérieusement d'opiner, l'année
précédente, pour la mort des hérétiques
et, bien plus, des catholiques de Béziers?... Je le
demande à tout homme de bonne foi, peut-on croire capable
d'avoir prononcé
1 " On permit à ceux des
assiégés qui voulurent abjurer l'hérésie
de se retirer librement, mais on en trouva encore 180 qui
aimèrent mieux se laisser brûler. "
-------------------------------page 186------------------------------------------
un arrêt de mort contre plusieurs milliers d'hommes
celui qui, en sa qualité de prêtre, se regarde
comme tenu de pardonner aux habitants relativement peu nombreux
de Minerve, quoiqu'au fond du cur il désire leur
extermination, comme le confesse ingénument Pierre
de Vaulx-Cernay. Il n'y aura qu'une voix, j'en suis sûr,
pour proclamer que les paroles de l'abbé Arnauld devant
les murs écrou lés de Minerve, obligent invinciblement
à rayer de l'histoire les paroles qu'il passe pour
avoir dites à Béziers, comme aussi le serment
qu'il passe pour avoir proféré devant l'évêque
qui lui rendait compte de son inutile ambassade '.
Il ne me reste plus maintenant qu'à dégager
de quelques exagérations et de quelques méprises
le récit même de la prise de Béziers.
VII
Nous venons devoir que les ribauds, répondant à
une provocation insensée avec une sauvage ardeur, avaient,
prompts comme la foudre, franchi tous les obstacles qui les
séparaient des défenseurs
1 Les diverses considérations
groupées dans ces pages sont loin d'être les
premières que l'on ait opposées à ceux
qui ont adopté, les yeux fermés, la version
du légendaire allemand. Sans parler des auteurs auxquels
font allusion dom Vie et dom Vaissète, et pour nous
en tenir aux auteurs de notre siècle, je rappellerai
que M. le ch. Alexis du Mège, qui a publié à
Toulouse, en 1810 et années sui vantes, une fort bonne
édition, en 10 vol. in-i°, de l'Histoire générale
du Langue doc, a repoussé en quelques lignes, où
il invoque surtout le témoignage négatif de
Pierre de Vaulx-Cernay, l'historiette de Césaire d'Heisterbach
; et qu'au delà du Rhin, le docteur Jean Alzog {llist<,ire
universelle de l'Eglise, traduction de MM. Goschler et Audley,
3 vol. in-8°), s'appuyant sur un article de la Gazette
de Bonn, a signalé le peu de cas qu'il fallait faire
des assertions de Césaire en général,
de son assertion sur le mot de l'abbé Arnauld en particulier.
M. Capefiguc, dans une curieuse note de son Philippe-A uguste,
après avoir dit que s'il y eut un massacre, les ribauds
seuls l'accomplirent, renvoie, pour la réfutation de
l'erreur de Césaire d'Heisterbach, à l'ouvrage
des dominicains Quétif et Echard : Scriptores ordinis
Prdicatorum recensai 1719,2 vol. in-fol. Ce renvoi,
que je trouve (toujours sans indication de page) dans l'Histoire
de Béziers de M. Julia, et, ce qui m'étonne,
dans l'Histoire d'Innocent III, par M. Hurler, doit être
inexact. J'ai attentivement parcouru le docte ouvrage de Quétif
et d'Echard, et je n'ai trouvé nulle part la réfutation
annoncée. Si, par hasard, ces humbles pages tombaient
sous les yeux de MM. Capefiguc et Julia, je voudrais qu'ils
eussent l'obligeance de m'indiquer l'endroit précis
des Scriptores ordinis Prdicatorum, où ils ont
été assez heureux pour trouver ce qui a échappé
à mes plus actives et plus patientes recherches.
-------------------------------page 187------------------------------------------
de Béziers et, presque sans coup férir, avaient
envahi à grands flots la malheureuse cité. Ecoutons
parler l'auteur du Poème de la Croisade : " Les
ribauds, ces fous, ces misérables ! tuèrent
les clercs, les femmes, les enfants; il n'en échappa,
je crois, pas un seul '. Que Dieu reçoive leurs âmes,
s'il lui plait, en paradis, car jamais, depuis le temps des
Sarrasins, si fier carnage ne fut, je pense, résolu
ni exécuté. " El plus loin : " Après
cela, ils se répandent par les maisons qu'ils trouvent
pleines et regorgeant de richesses. Mais peu s'en faut que,
voyant cela, les Français n'étouffent de rage
: ils chassent les ribauds à coups de bâton,
comme mâtins, et chargent le butin sur les chevaux et
les roussins... Le roi des ribauds et les siens qui se tenaient
pour fortunés, et riches à jamais de l'avoir
qu'ils avaient pillé, se mettent à vociférer
quand les Français les en dépouillent. A feu
! à feu ! s'écrient-ils, les sales bandits.
Et voilà qu'ils apportent de grandes torches allumées.
Ils mettent le feu à la ville, et le fléau se
répand ! La ville brûle tout entière en
long et en travers. Brûlée aussi fut la cathédrale.
Grand et merveilleux aurait été le butin qu'auraient
eu de Béziers les Français et les Normands,
et ils eu auraient été pour toute leur vie enrichis,
si ce n'eût été le roi des ribauds et
les chétifs (lisez infâmes) vagabonds qui brûlèrent
la ville et y massacrèrent les femmes, les enfants,
les vieux, les jeunes et les prêtres, messe chantants,
vêtus de leurs ornements 2, là haut, dans la
cathédrale 3. "
1 Pierre de Vaulx-Cernay dit : "
Ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu'au
plus grand. " Je crois qu'ici le témoignage du
moine doit être préféré an témoignage
du troubadour, d'autant plus que, dans une autre partie de
son poème, vers le commencement, ce troubadour dit
des habitants de Béziers : c D'eux tous, il n'en échappa
pas cinquante ou cent qui ne soient mis à fil l'épée.
"
2 M. Mary Lafon revêt ces prêtres
de surplis noirs. Je suppose que c'est là me distraction.
3 La chronique en prose romane indique
aussi la cathédrale comme l'asile où se réfugia
toute cette population éperdue. Pierre de Vaulx-Cernay
et la Chronique des véritables gestes glorieux des
Français, désignent l'église de Sainte-Madeleine
comme celle où 7,000 personnes furent mises à
mort. M. Alex, du Mège croit que c'est à tort
que Pierre de Vaulx-Cernay (il ne cite que lui) a nommé
en cette occasion l'église de Sainte-Madeleine. Mais
Catel et, de nos jours, M. Sabatier croient, au contraire,
que regorgement eut lieu dans cette nouvelle église.
Il me semble comme il a déjà semblé aux
bénédictins, que ces opinions peuvent parfaitement
se concilier, et que le sang dut inonder les dalles des deux
églises.
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Qu'ajoutera ce tableau d'une si saisissante éloquence,
et dont les lugubres couleurs ressortent encore davantage
par le contraste non cherché que le peintre établit
entre ces horribles scènes de carnage et la beauté
des prés verdoyants (les pratz verdeians) qui entourent
Béziers comme d'une riante ceinture et où campent
les croisés? Il s'est trouvé pourtant des historiens
qui ont cherché à rembrunir les teintes d'un
tel tableau ' ; les uns ont prétendu que, la tuerie
achevée, l'abbé de Cîteaux fit mettre
le feu à la ville pour que les habitants qui avaient
échappé à la rage du fer devinssent la
proie des flammes; les autres, ne trouvant pas que le nombre
des victimes tel que nous le donnent ceux qui ont dû
être les mieux informés soit suffisant, quelque
considérable qu'il soit cependant, l'ont grossi dans
des proportions ridicules. Pour l'incendie, il est manifeste
qu'il a été allumé par la jalousie vengeresse
des ribauds, qui ont mieux aimé voir leur butin dévoré
par la flamme que confisqué par les Français
2.
VIII
Quant au nombre des victimes, cherchons consciencieusement
à l'établir, sinon dans toute sa vérité,
du moins dans toute sa vrai semblance. Remarquons d'abord
qu'en supposant même, ce qui est douteux, que la ville
de Béziers, au commencement du treizième siècle,
pût contenir autant de population qu'elle en contient
aujourd'hui, c'est-à-dire environ 24,000 habitants,
une partie de cette
1 A force de vouloir le rembrunir,
quelques-uns ont trouvé le secret de l'égayer.
M. d'Aldéguier, par exemple, qui nous montre (p. 463
du t. Il de son Histoire de Toulouse) des vieillardsbaignant
de leurs larmes les genoux de leurs bourreaux et qui (p. 129)
nous assure, comme s'il en avait été témoin
oculaire, que les femmes furent violées avant d'être
égorgées. Cèsaire d'Heistorbach, que
M. Julia appelle César Heisterber, devient, pour M.
d'Aldéguier, César Listcrber. Mais je n'en finirais
pas si je voulais signaler tout ce qu'il y a de fantaisie
dans son récit de la prise de Béziers.
2 Je trouve dans l'Histoire universelle
du président de Thou (t. I, p. 412) ce curieux passage
que tous les historiens de Béziers ont négligé
jusqu'ici : " L'armée des croisés de France
marcha d'abord à Béziers, dont les habitants
furent tous passés au fil de l'épée,
sans aucune distinction des innocents et des coupables, quoique,
pour prévenir ce désordre, les légats
du Saint-Siège eussent donné la liste des coupables,
et eussent fait marquer d'un charbon noir les portes des maisons.
" De Thou ne nous dit malheureusement pas d'où
il a tiré ce dernier renseignement. ;
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population avait, à diverses reprises, abandonné
une ville que l'on savait être exposée la première
aux formidables colères des hommes du Nord. Quand le
vicomte de Béziers se retira dans Carcassonne, il fui,
dit le Poème de la Croisade, suivi de près par
tous les juifs de la ville. Il est certain que d'autres encore
que les juifs prirent la même précaution ' .
Un peu plus tard, il y eut de nouveaux fugitifs. " Ceux,
dit le Poème de la Croisade, qui sortirent avec lui
(avec l'évêque de Béziers) sauvèrent
leur vie, et ceux qui restèrent dans la ville le payèrent
cher. " Vingt mille personnes durent rester dans Béziers
et, à peu d'exception près, durent être
enveloppées dans un des plus grands massacres qui aient
jamais épouvanté le monde. C'est le chiffre
adopté par l'abbé de Cîteaux lui-même
2, c'est-à-dire parle personnage qui, à tous
les points de vue, était le mieux placé pour
savoir la vérité en ce qui concerne cette funèbre
statistique. Tenons-nous-en donc à ce chiffre 3, et
repoussons égale-
1 Pierre de Vaulx-Cernay dit du vicomte
Raymond Roger se retirant à Car cassonne : Plures de
Biterrensibus hreticis ducens secum (p. 566). II ne
faut pas que j'oublie de faire remarquer, d'après ce
même Pierre de Vaulx-Cernay, qu'il y avait, trois années
auparavant, excessivement peu de catholiques à Béziers
: " llli autem Biterrensem agressi sunt civitatem, ubi
per dies xv dispu tantes et prdicantes coufirmabant
in fide paucos qui ibi erant catholicos, haereticos coufundebant.
"
2 " Capta est civitas Bitterensis,
nostrique non parcentes ordini, sexui vel aetati, fere viginti
millia homirtum in ore gladii percmerunt, etc. " Dans
la rela tion déjà citée et adressée
au pape; c'est-à-dire, comme nous nous exprimerions
aujourd'hui, dans un document officiel. - Dom Vie et dom Vaissète
ont eu le tort de dire qu'Amauld ne mit que 15,000 victimes
dans la relation qu'il envoya au Pape. Ce tort a été
partagé par Daunou, Histoire littéraire de la
France, t. XVII, et par MM. Alex, du Môge, d'Aldéguier,
Henri Julia, H. Bordier et Edouard Charton, et une foule d'autres.
Accordons ici une mention particulière
à M. Capefigue qui (Histoire de Phi lippe-Auguste,
t. II) dit aussi malencontreusement dans le fond que dans
la forme : " L'abbé de Cllcaux déclare
qu'on tua 15,000 âmes ! " Il semblerait, d'après
cette façon de parler, que l'abbé ne croyait
pas à l'immortalité de l'âme. M. d'Aldéguier,
lui aussi, se sert, toujours à propos de ces pauvres
âmes, d'une expression bien singulière, et qui
est incompatible avec l'immatérialité de l'esprit,
quand il dit que Béziers contenait 00,000 âmes
de tout sexe.
3 M. Sabaiierdità ce sujet:
" S'il est vrai, comme je le pense, que l'enceinte de
Béziers n'a jamais beaucoup varié par son étendue,
les chiffres inférieurs de 15,000 et 12,000 réunissent
le plus de probabilités. La population tout entière
de Béziers ne tomba pas sous le glaive. Plusieurs habitants
durent s'éloigner (il fallait dire : s'éloignèrent)
avant le siège; d'autres purent s'échapper (c'est
là qu'il fallait mettre durent s'échapper) quand
la ville fut prise. La ville ne fut pas non plus entièrement
détruite, car au mois d'août de l'année
1210, Simon de Montfort donnait une maison située dans
Béziers à l'abbaye de Citeaux. On voit, de nos
jours, quelques maisons auxquelles le style de leur architecture
assigne une date antérieure au treizième siècle.
" i Tome V de son édition de \ Histoire
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ment les chiffres moindres et les chiffres supérieurs.
M. Alex, du Mège s'est efforcé de prouver1 qu'il
n'y avait eu, le 22 juillet 1209, que 7,000 victimes à
Béziers, mais il a pris la partie pour le tout : il
a confondu les 7,000 hommes qui furent immolés dans
une seule église avec tous ceux qui périrent
dans les rues et sur les places de Béziers ou encore
au fond de leurs demeures. Il y a, dans le calcul de M. Al.
du Mége, une erreur en moins aussi manifeste2, qu'il
y a certainement une erreur en plus dans les 30,000 victimes
dont parlent M szeray 5 et le P. Daniel, dans les 38,000 victimes
comptées par Bernard hier, bibliothécaire de
l'abbaye de Saint-Martial à Limoges 4, surtout dans
les 60,000 victimes 5 entassées dans les
1 Tome V de son édition de \
Histoire générale du Languedoc.
2 H y a aussi une erreur en moins,
peu considérable, il est vrai, dans Guil laume de Nangis,
qui dit qu'il périt à Béziers 13,000
hommes par le fer et par le feu. Guillaume le Breton, dans
sa Vie de Philippe-Auguste, se rapproche de l'opinion de l'abbé
de Cîteaux quand il prétend que les croisés
passèrent plus de 17,000 hommes au ni de l'épée.
Ce même Guillaume le Breton, dans le VIIIe liv. de la
Pliitippide, porte ce cliiiïre à tj(i,(li>ii
hommes, comme pour donner raison a la pensée exprimée
dans une fable de la Fontaine :
Le mensonge et les vers de tout temps
sont amis.
Daunou, du reste, dans le XVIIe vol.
de l'Histoire littéraire de la France, a remarqué
que le talent qu'il pouvait avoir d'orner la vérité,
il l'a réservé pour la Philippide.
3 La ville de Béziers, dit Mézcray,
fut noyée du sang de 30,000 de ses habi tants. Th.
Lavalléc {Histoire des Français) voit dans le
massacre du 22 juillet, un elfroyablc holocauste de 30 à
40,000 victimes. M. Ch. du Hozoir {Dict. de la conversation)
allirme qu'il ne péril pas moins de 35 à 40,000
individus. Ce dernier érudit croit que ce fut "
dans un conseil de guerre que l'abbé Arnauld dit de
sang-froid son laineux mol: " Tuez-les tous. "
4 Je remarque que de tous ceux qui
étaient présents au sac de Béziers, un
seul a lait le recensement des victimes, Arnauld. Les autres
témoins se taisent à col égard. B. Itier
était à Limoges, Albéric de T rois-Fontaines,
dans le diocèse de Chalons sur-Marne. La renommée
avait, comme toujours, grossi pour eux le nombre des morts.
5 Je regrette d'avoir a dire que ce
nombre si prodigieux est celui qui a trouvé lepius
de partisans, depuis l'abbé Velly jusqu'à M.
Jules Simon {De la liberté de conscience), en passant
par presque tous nos dictionnaires biographiques (voir notamment
l'art. Arnauld de la Nouvelle biographie générale)
et presque toutes nos encyclopédies (voir notamment
l'art. Albigeois de l'Encyclopédie des gens du monde).
Je retrouve encore les 60,000 victimes dans le Dictionnaire
universel d'histoire et de géographie de M. Bouille!
(20e édition, 1864). M. Bouillet, qui a si gracieusement
parlé de moi, au bas de sa préface, au sujet
des communications que j'ai eu l'honneur delui adresser, n'a
pu corriger cette faute, ainsi que beaucoup d'autres qui lui
avaient été signalées trop tard. Collaborateur
de la dernière heure, je n'ai réussi à
faire adopter par l'estimable auteur que la moitié
environ des rectifications qu'il m'avait été
donné de lui proposer.
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pages d'Albéric de Trois-Fontaines ', et de l'auteur
des Chroniques de Saint-Denis, surtout plus encore dans les
70,000 victimes qu'égorge de sa terrible plume Vincent
de Beauvais, dans le chapitre xv du livre XXXI de son Miroir
historial, surtout plus que jamais dans les 100,000 victimes
que Césaire d'Heisterbach, renchérissant sur
tout le monde et séduit sans doute par l'attrait du
nombre rond, ne craint pas d'étaler devant ses lecteurs,
me fournissant par là, s'il en était besoin,
un nouveau motif pour récuser son témoignage
2. Tout à l'heure ce témoignage venait se briser
contre une impossibilité de temps. Maintenant ce témoignage
se brise contre une impossibilité d'espace. Mais il
est une troisième impossibilité qui rend plus
dérisoire encore le double récit de Césaire,
c'est l'impossibilité morale, et je défie un
homme sérieux d'oser, après avoir lu les divers
documents que nous avons cités, raconter désormais
la prise de Béziers comme elle a été
racontée généralement, à la plus
grande honte de notre érudition et de notre logique,
jusqu'à l'an de grâce où nous sommes.
Ph. Tamizey de Larroque.
1 Albéric ne parait pas être
toujours bien informé, il dit, à l'année
1209, qu'environ dix ans auparavant, les habitants de Béziers
avaient tué leur vicomte Trencavcl. Au lieu de dix
ans, c'était quarante-deux ans qu'il aurait fallu marquer.
De même, sans sortir du cercle de l'histoire de Béziers
en ces temps-là, je trouve en faute Bernard Hier, qui
prétend que le seigneur de cette ville fut au nombre
des victimes du 22 juillet, alors qu'il est parfaitement établi
que Raymond Roger mourut après la reddition de Carcassonnc.
2 Césaire dit à cet endroit:
Innumerabilet occlsi sunt; mais il vient de dire qu'il y avait
plus de 100,000 hommes dans Béziers, et comme on tua
toutou a peu près tout, il "'si clair que son
innumerabiles répond à 100,000 hommes au moins;
c'est, du reste, ce qu'a pensé dom Vaissète.
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